ANDRÉ RAMSEYER
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«L’œil change presque l’œuvre.» (1980)


Bien sûr il y a le métier, la technique, mais il y a surtout ce que l’artiste met dans son œuvre et qui est capital. Et pour ceux qui ne le ressentent pas, c’est comme si l’œuvre se refermait derrière eux.

Cette impression d’un apport positif se dégageant de vos sculptures a frappé de nombreuses personnes aimant votre art… Est-ce un message conscient?

Il y a forcément un engagement plus ou moins conscient. Peut-être, moins il est conscient, plus il est fort. Je ne crois pas qu’il y ait une unique envie de vouloir, mais plutôt une manière d’être disponible et de se laisser mener et attacher.

Ne vous sentez-vous pas un peu démuni lorsque votre œuvre vous quitte?

Pas tellement, une œuvre a un chemin à parcourir. Je l’ai créée pour moi, mais aussi pour les autres. En allant ailleurs, la sculpture vit sa vie de sculpture.

La technique utilisée a dans la sculpture une très grande importance, je crois?

Oui, la technique a joué un très grand rôle lorsque j’ai décidé – par un besoin profond – de passer au non-figuratif. J’avais besoin d’une technique qui me permette de jouer avec les formes. J’en ai donc trouvé une qui m’est propre. Je fais, au moyen d’un fil de fer un squelette, je le recouvre de jute mouillé, puis de plâtre.

Un croquis ou un dessin précède-t-il votre création?

De moins en moins. J’essaie de penser tout de suite dans l’espace, de penser tout de suite en trois dimensions.

Les aquarelles et les dessins que vous réalisez n’ont donc pour vous aucun lien direct avec la sculpture?

L’aquarelle et le dessin sont une sorte de détente, de récréation… de jeu. Je pense que l’art est un jeu, enfin devrait être un jeu. Naturellement de manière supérieure, il faut placer le mot très haut. Mais paradoxalement, je ne suis pas joueur. Je n’aime pas les jeux, je n’aime que ce jeu-là.

Votre femme est artiste, est-ce que cela vous a aidé?

Certainement. Il y a une compréhension de la femme qui a mon avis est évidente. Non seulement au niveau spirituel et intellectuel, mais aussi pour des motifs plus terre à terre, mais réels, c’est-à-dire des raisons pécuniaires. A l’époque, la sculpture était un peu le parent pauvre de l’art et je devais donner des cours, mais ma femme acceptait que j’enseigne peu d’heures pour que je puisse mieux me consacrer à la sculpture.

Quelle matière préférez-vous travailler?

J’aime beaucoup le bronze et la pierre. J’aime aussi le bois, mais je le sens moins. Mais surtout, je trouve qu’il y a des formes qui appellent une matière spécifique.

La plupart de vos œuvres monumentales destinées à vivre en extérieur sont en bronze. Je suppose que vous devez, dans cette exécution, donner votre œuvre à une fonderie. Comment se passe cette collaboration?

Le rôle du fondeur est de transformer une matière comme le plâtre en bronze ou en métal. Je m’adresse toujours au même fondeur qui connaît mes exigences et je n’y assiste pas toujours. Après, je peux encore faire des retouches.

Ces sculptures monumentales supposent souvent une commande, n’est-il pas plus difficile de travailler dans ces conditions?

Oui, souvent c’est un handicap. C’est difficile, car cela enlève un peu de liberté, les soucis augmentent avec la crainte de ne pas réussir. Bien sûr cela dépend aussi de la commande, parfois je dois obéir à des impératifs, comme par exemple le milieu destiné à la sculpture.

Quelle importance a la sculpture dans votre vie?

Je voudrais lui donner moins d’importance que je ne lui en donne. Je voudrais ne pas trop en être la victime.

(Interview d’Olivia DICK, parue le 12 avril 1980 dans le Cahier suisse du magazine Jours de France)


75 ans de drame heureux (1989)

En quoi le fait que j’aie 75 ans peut-il intéresser les gens ? On n’en faisait pas autant pour Gislebertus, jadis, et ces autres qui ont fait les cathédrales. Je ne suis rien de plus qu’un homme qui fait son travail. (…) (A 75 ans) je travaille différemment, d’une manière moins acharnée. A mon rythme. On pourrait dire que c’est l’âge. Mais il me semble plutôt que j’éprouve une nouvelle jeunesse d’esprit.

Qui se manifeste comment ?

Par un plus grand intérêt pour les gens, pour les jeunes, pour l’essentiel. Et sur le plan de la sculpture, par une nouvelle sensibilité pour la matière, impliquant encore plus de simplicité dans le processus. J’ai été soudain captivé par la beauté des plaques de marbre qu’on voit ici, dans ce quartier de pierres tombales. Une beauté qui serait détruite par mon univers formel habituel. Pour un peu, je les aurais montrées telles quelles.

On aurait alors crié à l’événement, à la révolution, « Ramseyer chez les concrets ».

Ce n’est pas mon style. Je suis plutôt un lent, mon passage à l’abstraction m’a pris des années, tellement j’ai toujours eu la crainte de forcer les choses, d’aller dans un développement qui ne soit pas vraiment fondé, qui ne corresponde pas à ce que je dois faire, ce qui vient et se fait par moi, à travers moi. Cette nouvelle vision du marbre en plaques m’a obligé à faire quelque chose de neuf : une dalle verticale, deux profils, côté socle, côté faîte, empreinte d’un disque sur une face, rectangle sur l’autre, peu de chose, sur fond de galaxie minérale non voulue.

Cette sculpture nouvelle (…) a un nom ?

Je donne des noms sans importance, parce que c’est plus poétique que des numéros. Je les prends dans le vocabulaire du ciel, ou de la vie spirituelle, mais je les mets après, ils ne constituent pas des idées, ou des projets : quand je démarre, je ne sais pas où je vais, je me veux sans volonté, comme sans mérite et sans expérience. Il y a beaucoup de jours où ce qu’on a fait ne vaut rien.

Quand vous dites « l’essentiel », à 75 ans, c’est toujours ce que c’était à 25 ? Ou ça a changé ?

C’est la même chose : l’artiste cherche toujours quelque chose qu’il n’atteint jamais. Et ça a beaucoup changé : un tas de choses qui paraissaient importantes se détachent, on rit, ou on est confus d’avoir pu par exemple s’indigner qu’un peintre avéré se mette à faire de la sculpture. On avait peur de quoi ? Qu’il nous prenne notre travail ? Aujourd’hui, je dirais, qu’il fasse de la sculpture, de la gravure, et pourquoi pas de l’architecture ? Et l’essentiel, ce sont les choses qui vous refont, quand on est défait, la poésie, la musique, le regard des jeunes.

Mais les jeunes cassent les sculptures, dans les villes, sur les rives. Alors ?

Les temps changent. On entre dans une ère nouvelle (…) Il y a des ruptures, mais sûrement aussi des signes heureux, sait-on au juste quels sont les uns et les autres ? Mais on a dit que cet âge serait un âge heureux.

(Interview de Christiane GIVORD, parue le 31 janvier 1989 dans l’Express de Neuchâtel)


« L’essentiel vient du cœur » (et) « j’essaie de faire amitié avec la matière » (2006)

Il s’agit de la dernière interview d’André Ramseyer, recueillie par Catherine FAVRE, pour le compte du Journal du Jura (7 juillet 2006) et de l’Express de Neuchâtel (10 août 2006). Elle a été réalisée à l’occasion de l’exposition rétrospective du Musée jurassien des arts de Moutier, du 1er juillet au 3 septembre 2006.

Un demi-siècle de sculpture, quel bail…

Oui, peut-être. En fait, j’ai toujours essayé de travailler « honnêtement » même si je n’aime pas beaucoup ce mot. Je travaille comme on se laisse guider le long d’un chemin…

Guider par quoi ? par qui ?

Dans ce travail, plusieurs éléments entrent en ligne de compte. Il faut connaître le métier, mais ce n’est pas suffisant. L’essentiel vient du cœur, du domaine de l’émotion, de la sensibilité. On se laisse conduire par de mystérieuses voix. La matière a aussi son mot à dire. Une œuvre en pierre ou en bronze ne vibrera pas de la même façon. Dans cette aventure magnifique et effroyable, c’est une lutte continuelle entre le minéral et le métal.

Le mot « obéissance » revient souvent dans votre discours ?

C’est cela. Un sculpteur français a dit un jour : « La pierre tremble devant moi. » En ce qui me concerne, c’est tout le contraire. Je n’essaie pas de dominer la matière, c’est inutile, elle a toujours le dernier mot. Alors je tente de faire amitié avec elle. Je travaille sur des squelettes grillagés en fil de fer, habillés de toile de jute trempée dans le plâtre. Après ajout ou suppression de la matière, j’opte pour la pierre ou le bronze. Il arrive que je me trompe et je démolis tout…

Vous avez été l’un des premiers artistes à vous tourner vers l’abstraction ?

Oui, les années 1950 et 1960 étaient formidablement dynamiques. Très vite, j’ai été tenté de lâcher le modèle pour faire des choses qui tendent le plus possible à l’indicible. Au début, ce fut assez mal perçu, surtout de la part des artistes restés dans le figuratif. Il m’a fallu cinq à six ans jusqu’à ce que je sois « bien chez moi » dans l’abstraction ; j’ai attendu que mes œuvres soient habitées. Je ne voulais pas tomber dans le décoratif et jouer le rôle d’un artiste à la mode.

Vous avez reçu de nombreuses distinctions…

En fait, j’ai dû attendre le succès comme j’ai attendu toute chose. Ce n’est qu’à l’âge de 40 ans que j’ai obtenu une certaine reconnaissance. C’est tardif par rapport aux artistes d’aujourd’hui qui veulent tout à 20 ou 30 ans. Mais le plus beau cadeau, c’est toujours le public qui me l’offre. J’ai beaucoup de chance, plus de 60 de mes sculptures ornent des places publiques en Suisse et à l’étranger. Chaque fois qu’une de mes œuvres émeut un passant, je suis le plus heureux des hommes…

Un message à l’intention des jeunes créateurs ?

Oh là là ! Dans l’art contemporain, tout ce qui m’émeut m’intéresse. Par contre, les œuvres qui ne font appel qu’à l’intellect me restent étrangères. Quand j’enseignais l’histoire de l’art au Gymnase de Neuchâtel, je disais à mes élèves : « L’important n’est pas de savoir qui est Le Titien, mais de trembler d’émotion devant une de ses peintures… ». J’avais rebaptisé mon cours : « Initiation à l’art », l’histoire me semblant secondaire. L’essentiel, c’est le cœur, pas l’intellect. Et on en revient toujours à cette phrase terrible de Valéry : « Une œuvre qui ne vous rend pas muet est de peu d’importance. »


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